Les questions palestinienne et libyenne entre « droit d’ingérence » et « responsabilité de protéger », la politique de l’échiquier et l’attitude des Verts européens, tels ont été les sujets abordés par La NR avec Jean Bricmont, analyste politique, physicien et essayiste, membre de l’Académie royale de Belgique.
La Nouvelle République : Vous soulignez que « d’un
point de vue strictement légal, la résolution du Conseil de sécurité
concernant la Libye est discutable. Elle est en fait le résultat
d’années de lobbying pour faire reconnaître le droit d’ingérence qui se
trouve ici légitimé ». Pouvez-vous expliciter davantage ?
Jean Bricmont : Depuis des décennies, les Occidentaux
plaident pour un « droit d’ingérence humanitaire », qui est rejeté par
l’immense majorité des pays du Sud. Avec la résolution sur la «
responsabilité de protéger » ils sont arrivés en partie à leurs fins
parce que cette résolution accepte, mais sous conditions, certaines
formes d’ingérence. Il faut néanmoins noter que la première application
de cette résolution, au moins de son esprit, en Libye, a mené
immédiatement à une violation massive du droit international, y compris
de la « responsabilité de protéger ». En effet, même en admettant tout
ce qu’a dit l’Otan avant la chute de Tripoli, comment peut-on prétendre
protéger des civils en bombardant lourdement encore aujourd’hui les
villes qui résistent au CNT ? Cela explique sans doute pourquoi les
Russes et les Chinois ne veulent plus se laisser rouler dans la farine
et adoptent une attitude ferme sur la Syrie. En fait, la première
application de la résolution sur la responsabilité de protéger pourrait
bien être la dernière à cause, justement, de la façon dont l’Otan a
abusé de la situation pour mettre en œuvre le « changement de régime »
qui n’est absolument pas prévu par cette résolution et est en conflit
fondamental avec la Charte de l’ONU.
Vous ironisez également en disant que « les guerres de l’Otan sont recyclables et l’impérialisme a été intégré au développement durable », une déclaration lourde de sens…
L’ironie portait sur l’attitude des Verts (ou
écologistes) européens qui soutiennent à fond la guerre. Ce mouvement
qui, lors de sa naissance dans les années 1970, en pleine guerre froide,
prônait la résistance passive non violente, même face à une invasion,
est devenu ultra-militariste du moment que les guerres sont faites au
nom des droits de l’homme, comme en Kosovo et en Libye. M. Cohn-Bendit a
fortement critiqué l’Allemagne pour sa non-participation à la guerre.
Bien que ce soit une réaction plutôt sentimentale, pour quelqu’un de ma
génération, celle de 1968, le fait qu’un ex-soixante-huitard, allemand
d’origine juive, critique l’Allemagne pour son pacifisme apparent a
quelque chose de surréaliste. Mme Joly, candidate des Verts français à
l’élection présidentielle, qui critique les défilés militaires du 14
juillet — ils sont peut-être ringards, mais ne font pas grand mal —,
approuve à 100 % la guerre et s’est même inquiétée du fait que celle-ci
serait difficile à mener sans troupes au sol. A la suivre, les soldats
français devraient être verboten sur les Champs Elysées, mais
autorisés à Tripoli. Tout cela montre le chemin accompli, si l’on peut
dire, dans la gauche, particulièrement celle issue de 1968, en ce qui
concerne le militarisme et l’impérialisme « humanitaire ». Comble de
l’ironie, les « fascistes » du Front national condamnent la guerre sans
ambages. Ce qui fait que je me retrouve être « objectivement proche de
l’extrême droite » parce que j’ai gardé des positions qui étaient
traditionnellement celles de la gauche sur la question de la guerre, du
militarisme et du droit international.
Actuellement, avec les questions
palestinienne et libyenne et autres, on assiste à une léthargie des
instances onusiennes face à la violation du droit international,
notamment au nom du « droit d’ingérence ». N’est-ce pas là une autre
forme de dictature organisée et légalisée ?
Les défenseurs autoproclamés des droits de l’homme,
qui sont souvent mais pas toujours des apologistes des guerres
humanitaires, soulignent le caractère affreux et oppressif des
dictatures sur le plan interne. Je veux bien les suivre là-dessus, mais
qu’en est-il des rapports de force sur le plan international ? Si un
groupe de pays s’arroge le droit d’intervenir de façon militaire là où
bon lui semble, droit qu’il s’attribue à lui et à lui seul — on
n’imagine pas l’Otan accepter l’ingérence de la Russie, par exemple, en
Libye —, pourquoi n’est-ce pas une forme de dictature au niveau mondial ?
Les citoyens des pays de l’Otan se sentent évidemment à l’abri, mais
qu’en est-il des autres ? Comment sont-ils supposés percevoir la
situation ? Et si on est tous d’accord pour dire que la torture est
horrible, pourquoi serait-il agréable de mourir de mort lente suite aux
dommages collatéraux des bombardements atlantistes ? Les défenseurs des
droits de l’homme répondraient sans doute que les dommages dus à l’Otan
sont moindre que ceux dus aux « dictateurs ». Mais le calcul est moins
évident qu’ils ne le pensent, si l’on pense, par exemple, à la guerre en
Irak, mais aussi aux guerres en Indochine et à tous les coûts directs
et indirects des politiques impériales en Afrique, en Amérique latine,
au Moyen-Orient et, jusqu’à ce qu’elle devienne réellement indépendante,
en Asie.
Par ailleurs, la question palestinienne montre toute
l’absurdité de notre idée de « responsabilité de protéger » :
lorsqu’Israël bombarde le Liban ou Gaza, loin d’intervenir militairement
pour protéger les populations civiles, nos gouvernements cherchent à en
faire un minimum sur le plan diplomatique pour mettre fin au conflit et
nos intellectuels et nos médias cherchent toutes les excuses possibles
et imaginables pour justifier ces agressions.
Dans l’un de vos entretiens vous avez déclaré : « Pour
s’assurer le contrôle de la région et protéger Tel-Aviv, les
Occidentaux veulent probablement se débarrasser des gouvernements déjà
hostiles à Israël et à eux-mêmes. Les trois principaux sont l’Iran, la
Syrie et la Libye. » Cela présupposerait-il qu’Israël serait
derrière toute cette politique hégémonique, outre les avantages dont
peuvent bénéficier les Occidentaux ?
Non, je ne présuppose pas qu’Israël soit derrière
cette politique — j’ai dit : hostiles à Israël et aux Occidentaux, les
deux notions n’étant pas identiques —, même s’il est évident que notre
souci d’ingérence humanitaire n’impliquera jamais rien en ce qui
concerne Israël ou les pays qui sont « amis » avec cet Etat, la Jordanie
ou l’Egypte jusque récemment, ou d’ailleurs avec les Etats-Unis, comme
le Bahrein ou l’Arabie saoudite.
D’après-vous, jusqu’où peut conduire
cette politique de « l’échiquier », à savoir destituer un « dictateur »
pour imposer un autre ?
Malheureusement, je pense qu’elle ira jusque-là où
les rapports de force sur le terrain le permettront. Pendant la guerre
du Vietnam, il y avait de vastes mouvements d’opposition à la guerre,
même dans des pays comme la France qui n’y participaient pas. Dans les
années 1980, il y avait encore des mouvements pacifistes très populaires
dans de nombreux pays européens, mais pas en France, qui était déjà
dominée à l’époque par une forme d’anticommunisme fanatique qui a, d’une
certaine façon, précédé et accompagné l’émergence de la doctrine du
droit d’ingérence humanitaire. Ces mouvements ont disparu à cause de
deux facteurs. D’une part, la victoire idéologique de la doctrine de
l’ingérence humanitaire qui a pratiquement tout balayé à gauche, surtout
après la fin du communisme, de même que la gauche a rationalisé les
politiques néo-libérales au nom de la liberté individuelle ou de «
l’égalité des chances », une notion libérale, l’idée socialiste de
justice se basant sur l’égalité de condition, au moins à un certain
niveau, ou encore en les ignorant totalement et en se focalisant sur «
l’antiracisme » ou « l’antifascisme », elle a aussi rationalisé les
politiques impériales au nom du droit d’ingérence. D’autre part, les
progrès technologiques permettent de faire des guerres avec peu de morts
de notre côté, ce qui diminue l’hostilité populaire à ces politiques.
Mais ces guerres high-tech coûtent cher et, au moins aux Etats-Unis, ne
sont pas étrangères aux problèmes économiques auxquels la population
fait face. Celle-ci commence à réagir, par exemple avec les mouvements
de type « indignés », mais ces mouvements sont très loin d’avoir un
quelconque effet politique réel, ils se concentrent, de façon
parfaitement compréhensible, sur les questions socio-économiques sans
beaucoup parler du militarisme et de la guerre. Par conséquent, et il
est triste pour moi de devoir le constater, je m’attends à ce que toute
limitation de l’ingérence occidentale vienne non pas des populations ou
des mouvements progressistes ici, mais des difficultés sur le terrain,
en Afghanistan par exemple, de la crise financière — sans les énormes
budgets militaires américains, aucune de ces guerres ne serait
techniquement possible — et de l’opposition du reste du monde, comme on
le voit pour le moment à l’ONU avec le veto sino-russe sur la Syrie.
Concernant la France, certains
observateurs soulignent que Sarkozy a échoué sur le plan interne. Ne
pensez-vous pas qu’avec cette guerre libyenne, qu’il considère peut-être
comme sa dernière carte pour sauver sa mise face aux Français, il se
dirige vers un suicide politique ?
Je ne veux pas trop spéculer sur ce que pense Sarkozy
; il faudrait aussi alors analyser les motivations de Cameron et
d’Obama. Mais même avec la victoire de l’Otan, à supposer qu’elle soit
définitive, cette guerre, comme celle en Afghanistan, n’est pas
populaire. C’est un paradoxe de plus qui me frappe à propos de
l’adhésion du gros de la gauche et de l’extrême gauche européennes à la
doctrine de l’ingérence humanitaire. L’immense majorité de la population
continue à penser que l’armée doit servir à défendre nos frontières ou,
dans certains cas, nos « intérêts vitaux », mais pas à intervenir dans
des conflits lointains où ni notre souveraineté ni nos intérêts ne sont
en jeu. Elle se dit que, si l’on a de l’argent à dépenser pour des
bonnes œuvres, comme défendre les droits de l’homme, alors, il y a sans
doute des façons plus efficaces, moins ambiguës et moins coûteuses de
procéder que de faire la guerre. De plus, elle pense, en grande partie
avec raison, que lors d’une guerre, surtout une guerre civile, toutes
les parties violent les droits de l’homme et il n’y a pas d’un côté les
bons et de l’autre les méchants. Comme je l’ai dit, la population est
avant tout préoccupée par la crise. Cela empêche en partie l’émergence
d’un mouvement antiguerre sérieux, mais fait aussi en sorte qu’elle
reste froide, même face à des victoires militaires comme celle en Libye.
L’enthousiasme pour la guerre et la victoire réside presque
exclusivement dans le personnel intellectuel, médiatique et politique ;
je ne nie pas que celui-ci ait une certaine influence sur la population,
mais elle n’est pas profonde. Et le drame est que, à cause de
l’idéologie de l’ingérence, la gauche s’empêche elle-même d’utiliser le
boulevard qui lui est ouvert par la crise et l’embourbement en
Afghanistan et en Irak pour en finir une fois pour toute avec la longue
histoire du colonialisme, de l’impérialisme et du militarisme
occidental. A l’heure du déclin généralisé de l’Occident, la gauche de
l’ingérence humanitaire nous force ainsi à rater un rendez-vous
essentiel avec l’histoire.
Entretien réalisé par Chérif Abdedaïm
Source : La Nouvelle Républiquedu 13 octobre 2011
http://www.michelcollon.info/La-question-palestinienne-montre.html
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