Après ses séjours en Libye et en Syrie, Pierre
Piccinin, historien et politologue belge analyse les événements dans
cet entretien accordé à La Nouvelle République : le rôle ambigu
d’Al-Jazeera et l’incompétence de la presse occidentale, la réalité de
la répression et les risques d’une intervention en Syrie, la vague
islamiste, le jeu du Qatar et de la France, la stratégie des États-Unis
et d’Israël…
La NR/ D’après la plupart des médias
Occidentaux et certaines chaînes arabes (Al Jazeera, Al Arabia, etc.),
le peuple syrien est victime d’une sanglante répression de la part du
pouvoir en place. Paradoxalement, les médias indépendants annoncent une
tout autre réalité. L’opinion, ne sait plus à quelle source se fier.
Qu’en est-il réellement de la situation, après le séjour que vous avez
effectué en Syrie ?
P.P / Soyons d’emblée bien d’accord sur ce
dont nous parlons : le régime baathiste, en Syrie, est une dictature qui
n’a pas hésité, à plusieurs moments de son histoire, à réprimer
l’opposition sans faire de détails. Arrestations, tortures, enlèvements
et disparitions…
Cela étant, je n’ai pas constaté de « sanglante
répression » durant mon séjour en Syrie ; et je précise tout de suite
que je ne suis pas entré en Syrie à l’invitation du gouvernement : j’ai
pu circuler dans tout le pays, sans aucun contrôle, seul, et sans devoir
justifier d’un itinéraire.
Certes, les forces de l’ordre dispersent les
manifestants en ouvrant le feu. L’armée est aussi intervenue dans
certaines régions, à la frontière turque notamment, autour de
Jisr-al-Shogur, mais pour mâter des soulèvements violents, nullement des
manifestations « pacifiques ». A Homs, j’ai vu des manifestants armés,
qui tiraient sur les policiers. Ainsi, l’image simpliste que les médias
diffusent de la crise syrienne –un peuple manifestant pacifiquement
contre une féroce dictature- est complètement fallacieuse.
Il y a donc des morts, c’est un fait, y compris lors
de manifestations pacifiques. Mais le pays n’est pas à feu et à sang. Et
pour cause : les manifestations de l’opposition rassemblent très peu de
personnes. Généralement, il s’agit de quelques centaines de personnes
au plus. Cela s’explique parce que la police intervient très rapidement
pour les disperser, mais aussi parce que la population est très divisée
par rapport à ces événements et, au final, ce sont surtout les
mouvements islamistes qui continuent d’alimenter la contestation. Les
manifestations ont lieu dans les banlieues, le plus souvent, dans des
quartiers socialement plus défavorisés, où les islamistes sont très
présents et mobilisent les gens à la sortie de la mosquée.
C’est l’organisation des Frères musulmans qui domine
la contestation. Certains analystes l’avaient crue complètement anéantie
par le pouvoir (et continuent de le prétendre) ; mais elle existe
encore bel et bien, secrète, et se révèle aujourd’hui. Ce sont
d’ailleurs les Frères musulmans qui, le plus souvent, parlent au nom du
Conseil national syrien, qui rassemble une partie des différents
courants de l’opposition et voudrait se faire reconnaître comme le
nouveau gouvernement syrien, à l’instar du Conseil national de
Transition, en Libye.
Mais, à Damas et dans les principales grandes villes,
comme à Alep par exemple, la situation a toujours été tout à fait
calme, exception faite de certains quartiers de Homs, et de Hama, le
fief des islamistes, des Frères musulmans.
En juillet, je m’étais rendu à Hama, un vendredi,
jour de la grande prière. J’avais suivi une manifestation qui avait
rassemblé entre trois et dix mille personnes. C’est la seule fois où
j’ai vu une manifestation de grande ampleur contre le régime. Les
manifestations qui rassemblent des centaines de milliers de personnes,
ce sont plutôt celles qui ont lieu en soutien de Bashar al-Assad. Bien
sûr, la police ne tire pas sur ces manifestants-là… En outre, le
gouvernement facilite leur organisation. Mais il ne s’agit pas de
propagande pour autant, pas seulement. J’y ai rencontré des gens qui
manifestaient très sincèrement, avec passion ; ce n’étaient pas
uniquement des « figurants ».
Or, concernant cette manifestation à laquelle je me
suis trouvé à Hama, les médias européens ont annoncé une participation
de 500.000 personnes ! Ayant été le témoin direct de la réalité, j’ai
été stupéfait par l’ampleur de cette désinformation, vraiment abasourdi.
Et j’ai pu constater de nombreux autres cas similaires.
Dès lors, mon analyse est très éloignée de celles de
politologues qui se basent sur les aberrations que diffusent les médias
(analyse pour laquelle j’ai été très attaqué et, pour ainsi dire, ai
fait l’objet d’une véritable chasse aux sorcières ; certains, un peu par
jalousie de mon expérience, un peu pour donner des gages aussi, n’ont
pas même hésité à me qualifier d’agent de la propagande baathiste). Mon
analyse est donc celle-ci : le gouvernement syrien, dans l’ensemble,
garde le contrôle de la situation et n’est pas prêt de devoir céder quoi
que ce soit à l’opposition. Sauf si certains groupes qui participent à
cette opposition –et je pense aux islamistes- reçoivent un soutien
financier et militaire de l’étranger, ce qui semble de plus en plus être
le cas. Mais, alors, il faudra parler en termes d’ingérence, de
rébellion armée et d’internationalisation de ce qui sera à proprement
parler un conflit, et non plus de « révolte » ou de « révolution »…
La NR/ Après la Libye, nous assistons
apparemment à la même campagne de désinformation manipulatrice
concernant la Syrie. Finalement les médias sont devenus un instrument de
propagande au service d’une politique hégémonique, au lieu d’informer
l’opinion ; quelles mesures de contre-propagande faudrait-il adopter
dans cette guerre médiatique ?
P.P/ Je ne serais pas aussi catégorique que vous, concernant les médias, à propos de la Syrie en tout cas.
Certes, il est bien évident que la plupart des grands
médias ont une ligne éditoriale déterminée par les intérêts de ceux qui
les possèdent, leurs principaux actionnaires, des groupes financiers ou
industriels qui sont impliqués dans les événements et ont utilisé leurs
médias pour influencer l’opinion (comme ce fut le cas lors de la guerre
du Golfe –qui restera en la matière un véritable cas d’école- ou lors
du récent conflit en Libye). Alors que les médias indépendants, quant à
eux, sont pour la plupart le produit d’intellectuels ou d’associations
qui veulent apporter une information la plus juste possible.
Mais je pense qu’il ne faut pas sous-estimer un autre
facteur qui explique cette « désinformation », un facteur d’ordre
structurel : le temps des grands reporters, c’est terminé. Ce que j’ai
fait en Syrie, par exemple, ou en Libye, cela aurait dû être fait par
des reporters, comme me l’ont dit plusieurs amis journalistes. Or, en
Syrie, j’étais pour ainsi dire le seul à avoir parcouru le pays à la
recherche d’informations. Et on pourrait compter sur les doigts d’une
main les journalistes qui ont pris le risque de faire de même (je pense à
François Janne d’Othée, ou à Gaëtan Vannay, de la Radio suisse
romande). Idem en Libye : il y avait certes des journalistes présents à
Benghazi ; mais ils ne quittaient jamais leur hôtel. Sur le front,
j’étais le seul. Et les images soit disant du front que l’on pouvait
voir, avec des journalistes casqués en avant-plan, étaient prises dans
des zones déjà sécurisées ou plus grand-chose ne se passait (je l’ai
constaté à plusieurs reprises ; c’était pitoyable, du show : sur le
véritable front, avec leur casque et leur gilet pare-balle, ils auraient
fait une cible toute désignée et n’auraient pas tenu dix minutes).
Cela tient au financement de la presse. Autrefois, on
se permettait de mettre une équipe sur une affaire, un événement,
pendant des mois, pour retirer de l’opération quelques articles
seulement. Aujourd’hui, les rédactions ont été dégraissées et ne
disposent plus d’assez de personnel, ni de moyens. La tâche des
journalistes est maintenant de faire du texte, de remplir les pages. Ils
n’ont plus la possibilité de se rendre sur le terrain, de vérifier
l’information, ni le temps de recouper leurs sources. Ils se contentent
donc de répercuter des « informations » qui proviennent de quelques
grandes agences de presse, elles-mêmes bien souvent informées par des
réseaux qu’elles ont constitués, généralement dans le milieu des ONG,
dont certaines, derrière des étiquettes apparemment honorables, cachent
en réalité des groupes d’intérêt ayant partie prenante dans les
événements traités.
Les médias indépendants aussi souffrent de ce manque
de moyens et, dès lors, à vouloir systématiquement prendre le
contre-pied de la version dominante, certains pèchent parfois par excès
inverse et finissent par présenter Kadhafi, par exemple, comme un héros
défenseur de la liberté…
Concernant la Syrie, je crois qu’on est dans ce
cadre-là ; et je ne suis pas d’avis qu’il y ait la volonté de l’Occident
de déstabiliser le régime en place, contrairement à celle du Qatar et
de l’Arabie saoudite, en revanche, qui appuient l’opposition islamiste
de manière évidente, et notamment en relayant sa propagande via leurs
médias, telle la chaîne Al-Jazeera.
En effet, l’Europe a toujours eu de bons rapports
avec Damas et importe 98% de la production pétrolière syrienne. Les
Etats-Unis ont mené toute une politique de rapprochement avec la Syrie,
depuis 2001. Même Israël se félicite d’un voisin qui, certes, crie très
fort contre le sionisme, mais, dans les faits, freine le Hezbollah,
maintient le statu quo et garanti l’étanchéité de la frontière du Golan.
Je suis convaincu qu’aucun de ces États ne désire l’embrasement du
pays, la guerre civile, l’islamisme armé…
Je pense donc que la désinformation ambiante résulte
de ces problèmes structurels dont j’ai fait état, et puis aussi d’une
certaine incompétence…
Je prendrai pour exemple un cas bien concret : ce 20
novembre, à la suite d’Al-Jazeera, toute la presse internationale a
annoncé une attaque de roquettes contre le siège du parti Baath à Damas ;
et d’aucuns en ont immédiatement tiré des conclusions selon lesquelles,
désormais, la capitale était attaquée par l’opposition armée et que le
régime devait compter ses derniers jours. Un de me contacts à Damas m’a
spontanément téléphoné, le jour-même, pour m’informer que le bâtiment
était intact et que cette histoire était une pure invention. Il ne m’a
pas fallu plus de deux coups de fil pour vérifier l’information et
démonter l’affaire : le lendemain, j’ai publié un court article, avec
une photographie du siège du Baath à Damas intact, qu’une amie sur place
m’a envoyée, avec, en avant-plan, la une du Figaro du lendemain de la
prétendue attaque. Si j’ai pu procéder à cette vérification, qu’est-ce
qui empêchait tout journaliste d’en faire autant ? C’est normalement le
be-a-ba du métier de journaliste, non ?
Et il faut aussi tenir compte d’un autre phénomène :
la presse se nourrit d’elle-même et, en même temps, cherche le scoop
vendeur, ce qui génère une spirale vicieuse dont il devient rapidement
impossible de s’extraire ; pire : dans des cas similaires à celui que je
viens d’évoquer, les médias ne démentent même pas après coup, par
crainte du discrédit. Et ça passe comme ça.
Ainsi, concernant la Syrie, les grands médias restent
sur leur ligne éditoriale, malgré les témoignages, dont le mien, de
journalistes et chercheurs qui se sont rendus sur place.
Pourtant, de plus en plus de preuves sont fournies de
ce que l’opposition organise une formidable désinformation de la presse
occidentale. La source principale –et presqu’unique en fait- qui
revient systématiquement dans les médias, à propos de la Syrie, c’est
l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (OSDH). Or, il a été établi à
maintes reprises déjà que cette organisation dépend des Frères
musulmans et intoxique les médias : les 500.000 manifestants à Hama,
c’était l’OSDH ; les roquettes sur le siège du parti Baath à Damas,
c’était l’OSDH aussi, en collaboration avec Al-Jazeera. Et pourtant, ces
grands médias continuent à utiliser cette source et à répercuter les «
informations » qu’elle leur propose.
Cela étant dit, concernant la contre-propagande, de
manière générale, face aux médias dominants, il est bien difficile de
lutter : le grand public, qui aborde ces questions de très loin et veut
consommer une information rapide, n’a ni le temps ni l’envie de
s’engager dans une démarche critique et de recouper les informations,
comme doit le faire un professionnel, un journaliste ou un historien.
Pour la plupart des gens, ces médias sont sensés être fiables et
crédibles.
Il y a peu, j’avais espéré que l’internet allait
permettre de court-circuiter ces grands médias. En effet, de moins en
moins, les jeunes –j’entends les 15-35 ans- achètent la presse papier
et, de plus en plus, ils prennent leurs informations sur l’internet
(c’est plus rapide, plus facile, plus disponible). Donc, les médias
alternatifs avaient leur chance de percer ou, au moins, de montrer qu’il
existe une autre version des faits.
Cependant, les médias dominants ont bien appréhendé
le phénomène et ont déjà amorcé leur reconversion : tous sont désormais
présents sur la toile. Les médias alternatifs ont toujours leur chance,
mais ne peuvent plus capter le lectorat moyen, qui se rend directement
sur les sites des « mainstreams ».
La NR/ Dans l’un de vos articles, vous disiez
qu’Israël a accepté de recevoir les représentants du CNS et d’entamer
avec eux des négociations ? D’après-vous, sur quoi pourraient-elles
porter ?
P.P/ Très franchement, je n’en ai que peu
d’idée. Le fait est que des contacts existent entre le CNS et le
gouvernement israélien. Mais il est bien difficile de savoir quelles
sont les intentions israéliennes en la matière.
Peut-être ne s’agit-il que d’entrevues ayant pour but
de prendre la température et de ne négliger aucun scénario. Mais rien
ne laisse penser qu’Israël aurait décidé de prendre le risque de
soutenir l’opposition.
Au contraire, comme je le disais, Israël s’inquiète
de la déstabilisation de la Syrie et Tel-Aviv est restée silencieuse
depuis le début de la crise : le régime baathiste ne reconnaît pas
l’État d’Israël, appelé « la Palestine occupée », et vocifère
régulièrement contre « l’ennemi sioniste ». Cependant, concrètement, la
Syrie ne mène aucune action hostile à Israël.
En Syrie, vivent environ 500.000 réfugiés
palestiniens. Le gouvernement syrien leur a donné tous les avantages
dont bénéficient les citoyens syriens. Les Palestiniens ont en outre
leurs propres milices armées, autorisées par le gouvernement. Et,
pourtant, aucune attaque n’a lieu contre Israël depuis les frontières
syriennes : la frontière du Golan est parfaitement sécurisée par la
police spéciale de Damas, pour éviter tout incident avec le voisin
hébreux.
Et, si la Syrie finance le Hezbollah et le Hamas,
c’est dans le but de rester un acteur régional incontournable et de
garder des cartes dans son jeu, nullement de chercher à détruire Israël.
Cette relation de la Syrie avec ces deux organisations lui permet en
outre d’exercer sur elles une forte influence et de les empêcher d’aller
trop loin dans le conflit israélo-palestinien. Et, cela, Israël le sait
bien.
Le gouvernement de Bashar al-Assad est donc un
moindre mal pour Israël qui n’a pas intérêt à sa chute, surtout pas dans
la conjoncture actuelle de grand bouleversement du monde arabe dans
laquelle Israël a déjà perdu bien des plumes et se retrouve entourée de
populations hostiles : si la guerre civile éclatait en Syrie, la
frontière deviendrait poreuse et ce serait l’opportunité pour certains
groupes palestiniens, voire islamistes de la tendance Al-Qaïda, de faire
du territoire syrien une base d’action contre Israël.
La NR/ A constater la rapidité déconcertante
avec laquelle la communauté internationale, la Ligue arabe et l’ONU ont
réagi contre le régime libyen, d’après-vous, avec l’implication des
mêmes acteurs, pourrions-nous assister au même scénario en Syrie ?
P.P/ Si mon analyse est correcte, non, en aucun cas.
Comme je l’ai expliqué, ni les États-Unis, ni
l’Europe, ni Israël n’ont d’intérêt dans l’effondrement du régime
baathiste et la guerre civile qui en découlerait probablement, opposant
les Frères musulmans et les courants islamistes radicaux aux Chrétiens,
aux Alaouites et à d’autres communautés qui se sentiraient menacées par
les projets de république islamique en Syrie, tels les Kurdes ou les
Druzes, par exemple. Sans compter une partie de la bourgeoisie sunnite
qui soutien activement Bashar al-Assad et les réformes économiques qu’il
a entreprises depuis 2000.
Pour les Etats-Unis, les événements en Syrie sont une
véritable malchance, qui risque de ruiner toute leur politique de
réalignement forcé du pays, menée depuis 2005. Peu après l’assassinat de
Rafiq Hariri, le premier ministre libanais, les Etats-Unis ont utilisé
le Tribunal spécial pour le Liban, avec la complicité de leur nouvel
allié indéfectible, la France sarkozienne, pour mettre la pression sur
la Syrie, qui fut obligée de retirer ses troupes du Liban ;
parallèlement, à travers l’Arabie saoudite, son grand allié dans la
région, Washington a offert à Damas des opportunités d’accords
économiques et diplomatiques. Bashar al-Assad avait bien compris cette
politique de la carotte et du bâton et a saisi la main tendue ;
l’enquête du Tribunal spécial fut alors réorientée vers le Hezbollah… La
Syrie acceptait ainsi le retour en grâce, tout en demeurant alliée de
l’Iran, c’est-à-dire, en outre, pour Washington, l’intermédiaire idéal
pour régler ses différends avec Téhéran autrement que par un nouveau
conflit armé.
En fait, les relations entre la Syrie et les
Etats-Unis s’étaient déjà améliorées dès après les attentats du 11
septembre 2001 : Damas et Washington s’étaient trouvé un point commun, à
savoir la lutte contre le terrorisme islamiste. Et des prisonniers
furent transférés de Guantanamo en Syrie, pour y être interrogés ; une
collaboration très étroite s’est ainsi développée entre les services
secrets états-uniens et syriens.
D’ailleurs, quelles mesures concrètes ont-elles été prises contre Damas ? Aucune !
Principalement, les Etats-Unis et l’Europe ont
déclaré qu’ils n’achèteraient plus de pétrole à la Syrie. Ce n’est pas
sérieux ! D’une part, les Etats-Unis n’ont jamais acheté de pétrole à la
Syrie… D’autre part, le pétrole syrien continuera de se vendre sur les
marchés, ailleurs, à travers l’Irak notamment, et l’Europe
s’approvisionnera ailleurs également. Il s’agit donc d’un hypocrite
petit jeu de chaises musicales qui n’aura aucune conséquence pour le
régime baathiste. Mais il fallait bien faire quelque chose et jeter un
peu de poudre aux yeux, surtout après les moyens lourds déployés en
Libye…
Aussi, je n’hésiterais pas à dire que l’Occident et
Israël n’espèrent qu’une chose, très cyniquement, à savoir que Damas
soit en mesure de rapidement rétablir l’ordre et de permette ainsi le
retour au calme dans les plus brefs délais.
Le seul acteur que vous avez évoqué et qui semble
vouloir intervenir en Syrie, c’est la Ligue arabe. Mais elle n’a, elle
non plus, pris aucune mesure concrète. En fait, l’action de la Ligue
arabe est surtout motivée par le Qatar, qui a saisi l’opportunité de ce «
Printemps arabe » pour accroître partout son influence de manière
phénoménale (le Qatar, aidé par son meilleur allié, l’Arabie saoudite, a
été présent sur tous les terrains, en Tunisie, en Égypte, en Libye,
pour y apporter son soutien, armes et financement, aux islamistes
radicaux, aux salafistes, mais aussi aux partis islamistes dit « modérés
»).
Donc, la Ligue arabe fait entendre sa voix dans le
dossier syrien. Mais elle est en contrepartie freinée par d’autres
États, comme l’Égypte, qui sauraient mettre le holà à toute velléité
interventionniste, si les prétentions du Qatar devaient aller jusque là.
En outre, il ne faut pas oublier que la Syrie dispose
de solides alliés : contrairement à Tripoli, Damas pourra compter sur
le soutien de la Russie, de la Chine et de l’Iran.
Il est d’ailleurs curieux que Moscou et Pékin aient
abandonné si facilement la Libye au camp occidental. Mais peut-être cela
s’explique-t-il par le fait que la résolution 1973 n’autorisait
nullement l’OTAN à renverser Mouammar Kadhafi, ni à soutenir
militairement la rébellion, comme en bombardant Syrte, par exemple, mais
uniquement à protéger les civils. D’où l’attitude de la Russie et de la
Chine, lors du vote de cette résolution au Conseil de Sécurité de
l’ONU, et l’absence de veto (sans qu’elles aient cela dit été jusqu’à
l’approuver par un oui, pas plus que le Brésil et l’Inde qui, par le
hasard des choses, siégeaient également au Conseil de Sécurité à ce
moment-là et se sont abstenus, ce qui fait de la résolution 1973 un pur
produit de l’Occident).
Autrement dit, il semblerait que la Russie et la
Chine n’avaient pas bien appréhendé les intentions françaises,
britanniques et états-uniennes à l’égard de la Libye (pas plus que la
Ligue arabe, d’ailleurs, dont le président, l’Égyptien Amr Moussa, a
immédiatement retiré son soutien à l’intervention lorsqu’il en a eu
compris les objectifs réels). La Russie et la Chine ont dès lors
protesté, mais en vain : l’OTAN étant présent sur le terrain, il était
trop tard pour s’opposer à l’intervention.
On peut donc supposer que, après ce qui s’est passé
en Libye, les pays du BRIC se montreront plus prudents au Conseil de
Sécurité, à commencer par la Russie, dont la Syrie baathiste reste le
seul allié sérieux dans la région, sa dernière carte de poids au
Moyen-Orient. C’est pourquoi la Russie a envoyé des bâtiments de guerre
dans les ports syriens sans attendre, dès que les premières propositions
d’intervention, de la part de la Turquie notamment, se sont faites
entendre.
Il me semble que, cette fois, le message est bien clair.
Enfin, il ne faut pas négliger l’Iran : une
intervention en Syrie pourrait déclencher un embrasement généralisé de
la région, l’une des plus sensibles au monde, qui risquerait d’impliquer
les monarchies du Golfe, le Hezbollah au Liban et Israël.
Le petit jeu auquel se livre le Qatar (en connivence
avec la France, semble-t-il ; en tout cas, en Libye, c’était très clair)
est ainsi très dangereux, car il est peu probable que la crise syrienne
puisse aboutir à une transition politique calme, comme en Tunisie ou en
Egypte (où la percée salafiste, toutefois, pose question quant à la
manière dont l’armée pourrait réagir, avec l’appui de l’Occident, si les
Frères musulmans ne se montraient pas raisonnables dans le choix de
leur alliance de gouvernement).
En conclusion, la Syrie constitue un enjeu trop
sensible pour que quiconque se permette de tenter une aventure aussi
brutale que celle qu’on a connue en Libye.
La NR/ Sachant, d’une part, que la population
syrienne est hétéroclite (Chrétiens, Druzes, Kurdes, Chiites, Alaouites,
etc.), et, d’autre part, la montée en puissance des Frères musulmans,
que peut-on présager de l’avenir de la Syrie, au cas où le régime de
Bachar al-Assad viendrait à disparaître ?
P.P/ Ayant été sur place, après avoir eu des
contacts dans ces différentes communautés, je ne vois pas d’issue
pacifique, négociée, imaginable pour mettre fin à cette crise.
Le point de vue des islamistes est très clair en
Syrie : aucune négociation n’est envisageable avec le Baath, qui doit
quitter le pouvoir sans délais ; la communauté sunnite est majoritaire
et l’objectif est l’État islamique. Les Frères musulmans syriens ne sont
pas aussi accommodants que leurs homologues égyptiens. Et il ne faut
pas les confondre avec l’AKP turque ou Ennahda en Tunisie, partis «
modérés » (quoi que peut-être pas autant qu’ils voudraient le faire
croire, en réalité).
Les communautés alaouite et chrétienne, qui sont
celles qui se sentent les plus menacées, n’ont quant à elles aucune
intention de renoncer à la laïcité de l’État et de subir un sort
similaire à celui des Chrétiens d’Irak, dont plusieurs milliers ont
d’ailleurs trouvé refuge en Syrie et fournissent un éloquent exemple aux
Chrétiens syriens, ou à celui des Coptes d’Égypte, qui, depuis la chute
de Moubarak, fuient le pays et les attaques islamistes par dizaines de
milliers.
Aussi, il y a deux scénarios possibles, en cas de
chute du régime actuel : une victoire rapide des Frères musulmans et de
leurs alliés dans la communauté sunnite, c’est-à-dire l’instauration en
Syrie d’une république islamique, ou la guerre civile sur le long terme.
Mais je pencherais plutôt pour le second scénario :
premièrement, l’armée syrienne est en grande partie aux mains des
Alaouites, la communauté dont est issue le président al-Assad ; les
unités les mieux armées et les plus performantes sont essentiellement
alaouites. Et les Chrétiens, si je dois en croire les témoignages que
j’ai récoltés en Syrie, sont très majoritairement prêts à se battre à
leur côté (plusieurs de mes contacts au sein des différentes communautés
chrétiennes m’ont assuré qu’ils s’y préparaient déjà et disposaient de
caches d’armes à cet effet). Deuxièmement, comme en Libye, il semble que
l’opposition islamiste soit désormais armée par le Qatar…
En cas d’aggravation de la situation, on pourrait
donc voir surgir en Syrie une conjoncture assez proche de celle qu’avait
connu le Liban dans les années 1970’ et 1980’.
La NR/ Hier, l’Occident combattait les
extrémistes musulmans takfiristes. Aujourd’hui, ce même Occident
investit dans ces forces (comme on le constate en Tunisie, en Egypte, en
Libye et en Syrie). Quel rôle joue aujourd’hui la Confrérie des Frères
musulmans dans les évènements qui secouent le Moyen-Orient ? Comment se
situe-t-elle par rapport à la stratégie mise en œuvre par Washington
pour protéger ses intérêts et ceux d’Israël dans la région ?
P.P./ Si vous m’aviez posé la question il y a
six mois, j’aurais souri en vous répondant que l’islamisme n’était pas
un danger et que la montée du radicalisme religieux dans le monde arabe
procédait plus du fantasme occidental que d’une réalité vérifiable.
Je vous aurais probablement expliqué également que
l’islamisme avait surtout bon dos pour justifier le soutien de
l’Occident aux dictatures, prétendus « remparts contre le terrorisme et
le radicalisme ».
C’était la thèse dominante et elle me paraissait tout à fait satisfaisante.
Aujourd’hui, après avoir parcouru les différents
terrains du « Printemps arabe » pendant plus de dix mois, je suis
affirmatif : l’islamisme radical n’est en aucun cas un fantasme et ces
dictatures, effectivement, l’endiguaient tant bien que mal.
La percée salafiste lors des élections de novembre,
en Égypte, est en cela des plus éloquentes : personne ne les avait vus
venir ; or, les Salafistes sont désormais la deuxième formation
politique en importance, après les Frères musulmans.
En Tunisie, Ennahda, derrière ses apparences « modérées », reçoit des fonds du Qatar et négocie ouvertement avec les Salafistes.
En Libye, les filières islamistes radicales sont
partout présentes. Elles ont reçu du Qatar des moyens extraordinaires.
Lorsque je m’y trouvais, en août, j’ai même constaté du matériel lourd,
des chars d’assaut, financés par le Qatar. Ce fut à ce point que, à
Benghazi, j’ai été témoin de la panique du CNT, lorsque nous avons
appris qu’une colonne de plusieurs centaines d’islamistes armés
jusqu’aux dents montait sur Tripoli. Le CNT a alors donné l’ordre de
lancer l’attaque sur la capitale, deux semaines avant la date prévue et
dans le plus grand désordre, pour ne pas être pris de court par ces
combattants islamistes.
Au Yémen également, des mouvements salafistes et des filières d’Al-Qaïda ont fait leur apparition.
Au Maroc, les élections viennent d’être remportées
par le courant islamiste Justice et Développement, favorable à la
monarchie, soutenu par le Qatar et Al-Jazeera (opposé au contestataires
du Mouvement du 20 février et aux islamistes réformateurs du parti
Justice et Spiritualité).
Bref, partout, l’islamisme radical triomphe et
s’impose. Plus encore, ces différents mouvements entretiennent entre eux
d’intenses contacts, y compris avec l’AKP en Turquie (à laquelle les
Frères musulmans syriens ont demandé une intervention militaire).
Il est encore bien difficile de démêler l’écheveau de
ces négociations, mais il est clair qu’une véritable « internationale
islamiste » est en train de se mettre en place.
Mais cette situation est la conséquence du «
Printemps arabe », et non sa cause : les islamistes n’ont pas été à
l’origine des coups de colère, des révoltes qui ont ébranlé plusieurs
pays arabes ; qu’il s’agisse des Salafistes ou des mouvements plus «
softs », ils ont profité des événements, alors que, dans certains cas,
comme en Égypte, ils étaient même plutôt absents au début du
soulèvement. Il ne faut donc pas leur attribuer des intentions ou un
rôle qui n’ont pas été les leurs.
Cela dit, a priori, en ce qui concerne les Frères
musulmans en particulier, comme Ennahda, rien ne laisse croire qu’ils
rejoindront les Salafistes dans leur projet de créer le grand califat
universel…
En effet, leur objectif est plus modeste et concerne
essentiellement l’islamisation de la société (l’islam comme religion
d’État, le port du voile obligatoire, l’interdiction de l’alcool, le
respect des cinq moments de la prière, etc.). Et ce dans des degrés
différents d’un pays à l’autre : comme je l’ai dit, les Frères musulmans
égyptiens ne sont pas aussi intransigeants que les Frères musulmans
syriens…
D’un autre côté, les Frères musulmans, comme Ennahda,
comme l’AKP, ne sont pas socialistes. Ils n’envisagent nullement des
réformes économiques et sociales en profondeur, qui menaceraient
l’économie de marché, le libéralisme et les intérêts occidentaux. Ni non
plus de remettre en question les traités internationaux et la paix avec
Israël.
C’est pourquoi je crois ne pas prendre trop de
risques en pronostiquant, en Égypte, par exemple, un accord entre les
Frères musulmans et le Bloc égyptien, c’est-à-dire l’ancien
establishment moubarakiste, avec la bénédiction de l’armée et de
Washington, dont les relations étroites n’ont pas été interrompues
depuis la chute de la dictature, pas plus qu’en Tunisie d’ailleurs, où
Ennahda entretient également de bon rapports avec la diplomatie
états-unienne.
Autrement dit, si ces partis « modérés » savent
maintenir à leur place les mouvements salafistes, ils pourront
tranquillement islamiser la société à coups de décrets, sans gêner les
intérêts occidentaux : la chute de Ben Ali et celle de Moubarak avaient
certainement effrayé Washington, mais la Maison blanche s’est très
rapidement rassérénée lorsqu’il a été clair qu’il y avait une
alternative acceptable.
Je serai cela dit un peu plus circonspect en ce qui
concerne la Libye et la Syrie, où les mouvances islamistes qui y sont
actives semblent moins « modérées », peu lisibles encore, en tout cas…
La NR/ Certains reconnaissent dans les
manifestations qui envahissent le monde arabe en général et la Syrie en
particulier les prodromes d’un quelconque printemps ; d’autres pensent
que c’est un complot savamment ourdi par Washington dans le cadre de son
plan de remodelage du Proche et Moyen-Orient. De quel côté vous
placez-vous ?
P.P./ De manière générale, je ne crois pas que
le « Printemps arabe » soit le résultat d’un vaste complot états-unien
visant à remodeler le « Grand Moyen-Orient », et encore moins dans le
cas de la Syrie, pour les raisons que j’ai développées.
Les Etats-Unis, comme l’Europe, ont été surpris par les événements et ont réagi très maladroitement, au début en tout cas.
Le cas libyen est certes impressionnant, mais c’était
une pièce unique, improvisée et qui s’est jouée à vue, dans la
précipitation.
Ni « printemps », ni « complot », donc, en ce qui me
concerne, mais différents cas de troubles, des cas très dissemblables,
tant par leurs causes que par les résultats survenus.
Et, dans l’ensemble, outre le bonus libyen, rien, à
ce stade, de réellement fâcheux pour l’hégémonie états-unienne en
Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Une grosse frayeur, simplement, mais finalement sans conséquence.
Entretien réalisé par Chérif Abdedaïm, La Nouvelle République 14 décembre 2011)
entretien repris sur les sites:
http://www.afrique-asie.fr/index.php/category/moyen-orient/actualite/article/une-intervention-en-syrie-pourrait-declencher-un-embrasement-generalise-de-la-regionwww.pierrepiccinin.eu/
http://www.paperblog.fr/dossier/politique/syrie/
http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Pierre_Piccinin.141211.htm
http://www.silviacattori.net/article2513.html
http://jfk1618.over-blog.com/article-une-intervention-en-syrie-pourrait-declencher-un-embrasement-generalise-de-la-region-96126468.html
http://www.avantdevoter.fr/pagedunet/index_colonne.2.php?url=ndqmpHKVkaeoqZDS06Ocy5GgotnFqc2jn5TFwpA=/index.php?context=va&aid=28484
http://lavoixdelasyrie.com/data/?p=239
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=28484
http://thalasolidaire.over-blog.com/article-l-autre-point-de-vue-sur-la-syrie-et-sur-le-printemps-arabe-96100382.html
http://www.agence-paf.net/spip.php?page=syndic_article&id_syndic_article=55832
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