Des révoltes arabes aux risques et enjeux des
troubles qui secouent la Syrie ; l’enrôlement du Canada dans la
politique hégémonique américaine, les jeux russe et onusien sans pour
autant oublier la place de l’Afrique dans ce nouvel échiquier. Questions
brûlante que La Nouvelle République a abordées avec Richard Le Hir, ex.
député du Parti québécois dans Iberville en 1994 et Ministre délégué à
la Restructuration dans le cabinet Parizeau du 26 septembre 1994 au 9
novembre 1995.
La NR/« Révoltes » ou « révolutions », «
spontanéité » des masses ou « complot » de l’Occident; décidément les
avis sont partagés pour qualifier ce qui se passe dans le monde arabe.
Quelle est votre opinion à ce propos?
N’étant pas sur le terrain, je suis entièrement
dépendant des médias pour mon information, tant les médias traditionnels
que les sites alternatifs. La vision qu’un observateur étranger peut
donc dégager de ce qui se passe dans le monde arabe est nécessairement
partielle, et le risque existe qu’elle soit de ce fait partiale. Voilà
de quoi inciter à la plus grande prudence.
Si les avis sont si partagés, c’est sans doute qu’il
n’est pas possible de traiter toutes les situations sur le même pied.
Pour peu qu’on fasse l’effort de s’informer, on voit bien qu’entre ce
qui s’est passé en Égypte, en Tunisie, en Libye, au Yémen, ou ce qui est
en train de se passer en Syrie, il y a un monde de différences.
Si une mauvaise conjoncture économique constitue
toujours un terreau fertile pour l’expression d’un sentiment de révolte,
les excès d’un pouvoir corrompu et loin du peuple pourront jouer un
rôle important d’accélérant, comme l’huile jetée sur le feu. Et il y
aura toujours des opportunistes à l’intérieur ou à l’étranger pour
chercher à profiter de la situation à des fins d’enrichissement
personnel ou à des fins politiques.
Cela dit, il ne fait aucun doute dans mon esprit que
des intérêts étrangers au monde arabes sont en train d’exploiter à des
fins politiques l’instabilité qui y règne, soit pour consolider des
positions existantes, soit pour modifier durablement en leur faveur
l’équilibre des forces. Ces intérêts étrangers sont assez faciles à
identifier, il s’agit essentiellement des États-Unis et d’Israël qui
traînent dans leur sillage les vassaux européens de l’Amérique, à
commencer par la France et le Royaume-Uni.
Vu leur vulnérabilité économique et politique, les
pays arabes sont des proies toutes désignées, et le risque qu’ils soient
récupérés est très élevé. Mais comme l’Amérique n’a désormais plus les
moyens de ses ambitions hégémoniques, le désenchantement chez les
récupérés sera très rapide et l’instabilité n’y fera que s’amplifier.
La NR/Quelle analyse faites-vous de la crise que traverse la Syrie actuellement ?
Ce qui est particulièrement frappant, c’est le fossé
entre ce que rapportent les médias officiels étrangers et les
comptes-rendus des sources d’information non alignées sur le terrain. Le
fait que Bachar El-Assad tienne encore solidement les rênes du pouvoir
constitue pour moi une indication très claire que la menace vient
davantage de l’extérieur que de l’intérieur, et qu’elle est téléguidée,
comme l’était la tentative de renversement du régime iranien en 2009
lors de la pseudo « Révolution verte ».
Il ne faut donc pas se surprendre de retrouver dans
le camp de la « révolution syrienne » l’intellectuel français (de moins
en moins philosophe) Bernard-Henri Lévy qui n’avait pas hésité à jeter
tout son poids médiatique derrière la révolution avortée en Iran, et
qu’on a vu se démener avec toute la force de son impressionnant carnet
de contacts en Libye récemment. On sait maintenant grâce à Bernard-Henri
Lévy lui-même que « c’est en tant que juif » qu’il a « participé à
l’aventure politique en Libye ».
Lors de la première Convention nationale organisé par
le Conseil représentation des organisations juives de France (CRIF), il
a en effet précisé « Je ne l’aurais pas fait si je n’avais pas été
juif. J’ai porté en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au
sionisme et à Israël » https://mediabenews.wordpress.com/tag/bernard-henri-levy/ .
La question se pose maintenant de savoir si la
fidélité de Lévy au sionisme et à Israël l’emporte sur la fidélité qu’il
doit à la France en tant que citoyen français. C’est une question que
les Français devraient se poser, et je suis surpris de voir qu’ils ne
soient pas plus nombreux à le faire.
La facilité avec laquelle il est parvenu à entraîner
la France dans le renversement de Kadhafi par la force est un témoignage
éloquent du délitement de la diplomatie française sous Sarkozy et de sa
mise au service des intérêts des États-Unis, d’Israël, et,
accessoirement, de certains oligarques du pétrole proches de Sarkozy
(notamment le Canadien Paul Desmarais).
L’effondrement diplomatique de la France est une
mauvaise nouvelle pour Bachar El-Assad qui ne peut plus compter
désormais que sur le soutien de l’Iran, de la Russie et de la Chine.
Quant aux Syriens eux-mêmes, il ne fait pas de doute
qu’une certaine faction aspire à un renversement du pouvoir en place,
mais cette faction n’a ni l’importance numérique que lui attribuent les
médias occidentaux, ni une large base de soutien populaire, ni le degré
de radicalisme requis pour faire une révolution, et elle ne voit pas que
ses espoirs sont alimentés par une force en déclin qui, le moment venu,
ne serait pas capable de tenir ses promesses en raison de la précarité
de sa situation économique et ses propres problèmes.
Autrement dit, il y a en Syrie à l’heure actuelle des
tas de gens qui sont manipulés et qui meurent pour rien d’autre que la
promotion d’intérêts étrangers.
La NR/ En tant que Canadien, comment
expliquez-vous la participation de votre pays à ces guerres dite «
humanitaires », notamment en Libye ; alors que vous dites « Il fut un
temps où le Canada était perçu comme une force de paix dans le monde. »?
Les étrangers doivent comprendre que la politique qui
est actuellement celle du gouvernement canadien va à l’encontre de sa
propre tradition depuis la Seconde Guerre Mondiale et qu’elle ne
constitue en rien un reflet de la volonté populaire. Pour dire le vrai,
l’opinion publique canadienne était beaucoup plus à l’aise avec l’image
de son armée en contingent important des forces de maintien de la paix
de l’ONU, les « Casques bleus », qu’avec celle de baroudeurs en
Afghanistan et plus récemment au commandement des forces de l’OTAN en
Libye.
Le parti actuellement au pouvoir n’a remporté que
37,5 % des voies aux élections générales du 2 mai dernier. Il représente
surtout l’ouest du pays et la province de l’Alberta où les intérêts
pétroliers américains sont très présents et très influents. C’est cette
influence qui explique en grande partie l’alignement de la politique
étrangère canadienne sur celle des États-Unis, alors qu’en 2002, le
Canada, alors dirigé par un autre parti aux assises dans l’est du pays,
avait, comme la France de Chirac, refusé de s’engager aux côtés des
États-Unis dans la guerre en Irak.
La NR/ « Le gouvernement Canadien
s’apprête à signer un traité un traité de « coopération militaire » avec
Israël ». Dans quel intérêt stratégique peut-on placer cet accord ?
Depuis l’annonce de la conclusion imminente de cet
accord à la mi-novembre par les ministres de la Défense des deux pays à
Ottawa, aucune autre nouvelle n’a filtré, sans doute parce que le
gouvernement en place au Canada est très conscient de la surprise et de
la réaction défavorable qu’elle a causée.
Le nouveau gouvernement n’ayant tenu aucun débat sur
ses orientations en matière de politique étrangère depuis sa première
élection comme gouvernement minoritaire en 2006, les Canadiens n’ont
guère d’autre choix que de voir dans la conclusion de cet accord avec
Israël un autre signe de sa soumission totale aux objectifs américains.
Il n’existe en effet pour le Canada aucune autre
justification stratégique au soutien d’Israël que celle de l’alignement
avec les politiques américaines, et cet alignement est d’autant plus
surprenant et incompréhensible qu’il coïncide avec le commencement de la
fin de l’hégémonie américaine.
La NR/Certains observateurs avancent
qu’en cas d’escalade américaine et européenne contre Damas, la région
risque un embrasement voire même une 3ème guerre mondiale. Etes-vous de cet avis ?
Le risque d’une troisième guerre mondiale est réel.
Quant à savoir si la situation en Syrie en sera l’élément déclencheur,
c’est une autre affaire. Il n’y a pas de doute que cette hypothèse ne
peut être exclue, mais une « provocation » iranienne pourrait tout aussi
bien servir de prétexte.
L’Amérique ne sait que trop bien que la crise
économique mondiale engendrée par ses excès menace au premier chef son
hégémonie, et c’est au principal conseiller économique du président
Obama pendant la première partie de son mandat, Larry Summers (également
ancien recteur de Harvard et secrétaire au Trésor sous le président
Clinton), que revient le mérite d’avoir le premier évoqué la perspective
du déclin de l’influence américaine en posant la question dans des
termes on ne peut plus clairs : « Pendant combien de temps le plus gros
emprunteur au monde peut-il demeurer la première puissance mondiale ?
». Et la réponse est évidemment : pas très longtemps.
Alors le danger devant l’imminence de ce déclin est
que l’Amérique soit tentée par une dernière démonstration de puissance
pour infléchir durablement la situation au Moyen-Orient dans le sens de
ses intérêts et de ceux d’Israël, dans une sorte de fuite en avant
pendant qu’elle dispose encore des moyens d’agir.
Cette perspective soulève des inquiétudes jusque dans
les milieux américains du renseignement. Encore ces jours-ci, un ancien
analyste de la CIA, Ray McGovern, mettait ses compatriotes en garde
contre l’idée d’ouvrir les hostilités contre l’Iran dans l’espoir de
sécuriser Israël, en les prévenant qu’il pourrait s’agir de « la plus
grosse erreur du siècle ».
Ce commentaire en rejoint un autre que je faisais
moi-même il y a un peu plus d’un an dans le cadre d’un article pour la
tribune libre du site d’information Vigile.net au Québec :
« Le problème [au Moyen-Orient] tient aux origines de
l’État d’Israël. Et je prends bien soin de faire une distinction entre
Israël et l’État d’Israël, Si les origines de la première remontent
avant Jésus-Christ, les origines du second remontent à 1948. La première
a un fondement religieux et historique, et le second a un fondement
strictement politique. Or les Juifs agissent comme si tout cela était
confondu et ne veulent pas accepter que la distinction réelle qui existe
entre les deux comporte en elle les germes de la précarité. Refusant de
reconnaître et d’accepter cette précarité, ils souhaitent la
transformer en sécurité. Je les comprends. Mais plus ils cherchent à
gagner de la sécurité, plus ils augmentent leur précarité. »
La NR/Après avoir augmenté la pression, notamment à travers les déclarations de Medvedev et en positionnant leur porte-avion Amiral Kouznetsov
au large des côtes syriennes, les Russes viennent de proposer une
nouvelle mouture pour une éventuelle résolution du Conseil de sécurité.
Doit-on considérer cela comme une concession, un fléchissement de la
position russe ou une simple manœuvre pour tromper l’Occident sans
toutefois concéder aux Occidentaux une résolution à même de servir de
tremplin à une agression militaire ?
Il y a dans toutes ces manœuvres de la Russie, outre
le souci de laisser savoir aux États-Unis, à l’Europe et à Israël
qu’elle ne laissera pas cette question se régler « à la libyenne », le
désir manifeste de gagner du temps, dans l’espoir que ce temps permettra
aux parties impliquées de prendre pleinement conscience des enjeux et
des risques qui seraient associés au renversement du régime syrien.
Je constate que lors des manœuvres militaires que les
Iraniens ont récemment tenues dans le Golfe d’Ormuz, la presse
iranienne a pris la peine de souligner la présence d’une délégation
militaire syrienne de haut niveau aux côtés des délégations russes et
chinoises. Le message est on ne peut plus limpide : « Touche pas à mon
pote ».
La NR/ Et est-ce que la Russie a les
moyens d’aider la Syrie à faire face, dans les prochains mois, aux
différents embargos technologiques et économiques dont les
Euro-américains veulent accabler le pays ?
Les embargos annoncés par le président Obama sont
surtout d’ordre financier et visent à nuire essentiellement à l’économie
iranienne. Mais en même temps qu’ils cherchent à nuire à l’économie
iranienne, les Américains doivent faire attention à ne pas se pénaliser
eux-mêmes, et comme la principale source de revenus de l’Iran est le
pétrole, et que le pétrole iranien se négocie ouvertement sur le marché
mondial, les Américains sont limités dans leur action. La dernière chose
dont ils auraient besoin en ce moment compte tenu de l’état de leur
économie est une flambée des cours du pétrole.
Il faut aussi garder à l’esprit que ce sont les
États-Unis et ses alliés qui mettent en place cet embargo, et non la
communauté internationale par le truchement de l’ONU, ce qui va en
limiter singulièrement la portée, même si la propagande prétendra le
contraire.
La NR/ Certaines parties accusent Israël
de jouer un rôle dans les événements en Syrie dans le cadre d’un agenda
étranger bien défini. Serait-il dans l’intérêt d’Israël que la Syrie
soit déstabilisée avec changement de régime ou au contraire cela risque
de constituer une nouvelle menace comme tiennent à l’affirmer certains
observateurs.
Pour répondre à cette question, certaines
distinctions s’imposent. Pour des raisons dont j’ai parlé plus haut, il
existe une confusion entre les ambitions sionistes et les intérêts de
l’État d’Israël. À l’heure actuelle, les ambitions sionistes menacent
les intérêts de l’État d’Israël, et compromettent même ses chances de
survie.
Si les sionistes veulent effectivement déstabiliser
la Syrie, cela ne correspond aux intérêts de l’État d’Israël, et c’est
celui-ci qui risque d’en pâtir, car l’instabilité qui s’installerait en
Syrie serait à moyen et long terme plus dangereuse pour la survie de
l’État d’Israël que le maintien du régime actuel, si tant est que des
gains à court terme pourraient même être possibles, ce qui n’est pas du
tout évident. .
La NR/Récemment, Ban Ki Moon a déclaré, à
propos de la situation en Syrie, que « Cela ne peut plus durer. Au nom
de l’humanité, il est temps pour la communauté internationale d’agir !
». Serait-ce là un feu vert pour une intervention militaire comme en
Libye ?
Le secrétaire général Ban Ki Moon a une conception bien étriquée de l’humanité pour croire qu’il s’exprime ainsi en son nom.
En premier lieu, il est loin d’être acquis que la
communauté internationale partage son point de vue qui est
essentiellement celui des États-Unis et de ses alliés. Et les conditions
politiques actuelles ne sont pas du tout réunies pour une mission «
humanitaire » de l’ONU.
En fait, nous assistons plutôt en ce moment à une
ré-émergence de la politique des « blocs », comme au temps de la guerre
froide, entre les années 1950 et 1990. Si une intervention militaire
devait avoir lieu – et je la perçois de moins en moins comme une
possibilité – il faudrait qu’elle soit lancée à l’initiative de l’OTAN,
une hypothèse peu vraisemblable dans la foulée immédiate de l’opération
en Libye qui commence à soulever bien des interrogations dans les pays
participants.
Ne serait-ce qu’au Canada, certains critiques sont
même allés jusqu’à accuser le commandant en chef des forces de l’OTAN
dans l’opération libyenne, le lt-gén. Charles Bouchard, un de nos
compatriotes, de crimes de guerre !
La NR/Dans les événements qui secouent
l’Afrique et le monde arabe, on assiste à un grand jeu des puissances
occidentales et des affrontements feutrés entre elles ; quels seraient
d’après-vous les logiques stratégiques qui visent à remodeler
l’Afrique, le Proche et Moyen-Orient ?
Si encore il ne s’agissait que des puissances
occidentales, la situation répondrait à des modèles connus comme
l’impérialisme, le colonialisme, le post-colonialisme, ou le
clientélisme. Mais avec l’émergence de la Chine comme puissance
mondiale, la situation s’est singulièrement compliquée. Et si par
surcroît ma théorie de la ré-émergence des blocs se confirme, l’Afrique
va se retrouver au cœur d’une partie d’échecs à trois dimensions.
Il est encore trop tôt pour prévoir comment cette partie va se jouer.
La NR/Les États-Unis, la Grande-Bretagne
et Israël, ont décidé d’étendre leurs aires d’influence sur le continent
africain. L’Afrique ne serait-elle pas en passe de devenir l’un des
principaux terrains du « choc des civilisations » ? Quel avenir pour
l’Afrique dans ces conditions ?
Quelles que soient les visées de ces pays en Afrique,
ils risquent d’avoir de grandes surprises. Si leur perception de
l’Afrique n’a pas beaucoup évolué, ils vont découvrir assez rapidement
que la perception que les Africains ont de l’Afrique a de son côté
grandement évolué, et qu’ils n’accepteront plus encore très longtemps de
la voir servir de ballon de foot pour qui que ce soit.
Entretien réalisé par Chérif Abdedaïm, La Nouvelle République du mardi 10 janvier 2012
Entretien repris par les sites: http://www.lnr-dz.com/index.php?page=details&id=8837
http://cherif.dailybarid.com/?p=299
janvier 10, 2012 in Entretiens
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